Il y a deux côtés chez Robert Ferri. Il y a le côté de l’eau. La couleur de l’évanescence. Et, contigu mais distinct, le côté de la plaine. Le bleu et le vert. Pauillac et Auvers-Sur-Oise. Les estuaires de la Gironde, les rivages des « finistères » atlantiques, l’Aquitaine à perte de vue, et l’horizon pluriel indéfini de l’Ile de France, la plaine itérative et diffuse. Géographie dans l’espace, géographie dans le temps. Avec en partage le ciel incertain, le tumulte des perceptions éparses et réflexives, les scrupules, les regrets, les hésitations et les renaissances de la vie qui passe. Ni narration, ni début, ni fin. La résolution des paysages est une image arrêtée sur la splendeur de l’immanence. Marais cerné de brume entre deux eaux. Lagune éblouie par les reflets d’un soleil réverbéré. Plaine monotone et palpitante où, comme dit Ferri à propos de Van Gogh, « il y a de la solitude ». Un apaisement fugitif capté dans la trame changeante du jour à chaque seconde, matin éclatant, après-midi nuancé par la palette des reflets, des ombres, crépuscule de métal ou de pierre, arrêts sur paysages, l’espace d’un instant ou bien encore, l’instant d’un espace. La galerie Felli avait rassemblé l’année dernière les Approches du lointain de Katarina Axelsson, de Chérel et de Robert Ferri. Aujourd’hui, une exposition personnelle permet de retrouver les variations de ses paysages et de découvrir ses récentes créations.
Peindre sur le motif, mais avec un léger décalage horaire. Le marcheur de prairie, l’arpenteur de lagune, préfère des « carnets rapides » à la solennité du chevalet. Observer de loin. Être enveloppé par les rivages. Longer les bords des estuaires. Embarquer pour l’horizon d’un champ. Pousser jusqu’à la clairière. La médiation du temps l’emporte sur l’impression immédiate. Commencer à l’atelier. À l’intérieur. Ce voyage de retour commence par un tumulte. Un grand désordre horizontal ! Le papier déroulé est étalé sans ménagement sur le sol. Le geste l’emporte alors délibérément sur l’intention. Il faut laisser réagir la matière. « C’est, dit Ferri, une phase malmenée, malmenée mais pas destructrice. La première séance est très gestuelle, très liquide. » Les pigments se déposent, l’eau pénètre, la matière tendue s’use et se ponce. Ce déferlement transitoire emporte dans son sillage l’énergie organique de la couleur, une aspiration autonome de la forme. Le temps s’insère de même dans la figure qui sans cela garderait une impassibilité contrôlée mais mécanique. Les accidents, les craquelures sous-jacentes, révèlent les contraintes des azurs faussement immuables. Sur un registre ouvert, le ruissellement a inscrit les détours, les méandres, jusqu’aux impressions oubliées de l’enfance. Capter la marée du petit jour. Perdre de vue la mer d’émail. Courir les sentiers et les bois. Délibérer entre les vents de terre et ceux du large. Rester le soir venu, baigné de rayons obliques.
Le papier initialement équanime se déchire, se lézarde, se recompose, et suit la trace de ces interférences. Viennent s’y entrelacer des collages élémentaires, des bandes découpées destinées à dévier le courant de l’évidence, à troubler la limpidité de la perspective. Une archéologie antécédente avise en permanence des interruptions du doute. Verso de lumière, irisations transparentes, scintillements de surface. Recto d’ombre en retour, trouble du sfumato, incertitude des contours, variation des sédiments perturbés, des usures et des patines. Passages de lignes de fuite en séries.
Cette complexité implicite perdure. L’apparence est parcourue de frissons variables et de veines. Peu à peu, le panorama sans intensité vibre de présence. Profondeur, surface, vibration associent ainsi indistinctement, comme dans le titre de Bergson, « Matière et mémoire ». « Je peins beaucoup, dit Ferri, je dépeins aussi. » Dépeindre, c’est tout autant décrire que défaire. Les deux côtés se côtoient et partagent leurs élément de langage : complications minérales, renversements, équilibres en rupture. Rangées d’arbres réfléchissants, phosphorescences de la marée, hésitation de l’aube striée de réminiscences.
« La lumière, dit Ferri, se pose sur des jeux de lignes ». Lignes brisées, vaporeuses, ou bien nettes tranchantes, presque définitives. Reflets, échanges, dialogues. En effet, c’est la lumière qui multiplie les points de vue de « L’éloge du bleu » ou de « La plage sud ». La lumière qui fait palpiter de nuances et de vibrations les aplats monotones, et qui donne l’heure aussi, l’heure changeante en toute circonstance. Tout à l’heure, c’était l’eau qui distillait la vie, maintenant c’est la lumière elle-même qui inonde de son éclat les marais de Gironde et baigne de son zinc « L’entrée maritime » autant que « Les côteaux d’Auvers » ou le ciel gris, les contours aigus du « Paysage d’Auvers » … Une légère brume retient cependant les excès de la clarté. L’eau et la lumière se fondent et ouvrent les chemins parcourus depuis le déroulement du «papier hasardeux, fragile mais riche ». Le papier permet, dit Ferri, qui restaure avant de construire, «la liberté et la sensualité de la toile » : « Si ça crépite beaucoup, je le calmerai, je ferai des passages. »
Des passages. Les deux côtés trouvent leur équilibre. La terre et la raison abordent enfin un rêve concilié, lequel porte plus loin « l’émotion transposée ». À son tour l’image labile qui dure le temps d’un nuage permet de trouver une harmonie transitive, un centre de gravité, un entre-deux, un horizon. « Les nuages, écrit René Char dans La parole en archipel, les nuages sont dans les rivières. Les torrents parcourent le ciel … » L’indécidable est une invitation au mouvement. « Entrée maritime » « Sentier de l’estuaire » … À suivre, de paysage en paysage, les perspectives des correspondances en suspens. Des peintres flamands, Ferri retient « la notion de grand ciel, beaucoup de vertical ».
« Les îles du fleuve » : un ciel en fusion, indéfini, immense et passionné, submergé par l’intensité des plans séquences, une succession réverbérée de rives, de berges et d’arbres dont les ombres se projettent dans l’eau. Laisser persister un effet d’inachèvement. Garder un halo sans paroles autour de la toile. L’entourer d’une bordure informelle. Appel d’air et marge vide, ruisseau débordé ou fenêtre ouverte sur les prochains commencements. Attendre l’eau silencieuse de l’Oise. Porter à l’atelier la couleur atténuée des pinèdes et des étangs. Pressentir le ruissellement suivant sous la transparence de la vague turquoise.