Des Rives
Un imperceptible courant transmet un souffle en longues ondes, depuis d’insondables bas-fonds. Un élan pousse peut-être, qui sait, malgré la panne apparente, les nautoniers inertes de Perez. Sans aucun doute, ils viennent de quelque part, ils vont quelque part, ces marins coiffés de livres et d’anneaux ! Fouillis d’étoiles et de coquilles ! Pour leur aller simple, ces pérégrins en rupture ont arrimé leur bric-à-brac dans leur véhicule de fortune ! Bandelettes, branches, fils, cendres, rouilles, glus ! On discerne cependant une certaine harmonie des lignes de fuite! Assurément, voilà des bagages faits à la hâte ! Bibelots d’épaves tout à fait de guingois, poissons étiques, boucles dépareillées, plumes, fossiles, ferrailles, vestiges, feuilles …
Les faux-fuyants de Perez, avec leurs jambes en fil de fer, restent proches et lointains, avec leurs ficelles faméliques, leurs billes, leurs brindilles … Plumes, tiges, boules, disques … Ils tiennent tant à ces trésors dérisoires, ces promeneurs solitaires, qu’ils les ont arrimés quelquefois sur eux ! Ces passagers éperdus sont partis sans laisser d’adresse ! Tantôt, ils tendent à l’effacement, s’estompent, tantôt, ils s’annoncent, entre le jour et la nuit, entre deux eaux, entre deux mondes … Points de suspension ! Ces navigateurs désorientés posent, hors champ ! D’ailleurs, où comptent-t-ils se rendre, ainsi hors délais ? Quelles frontières cherchent-t-ils à gagner ? À quels douaniers vont-t-ils déclarer ces bijoux d’un sou ? Ne me dites pas qu’ils se rendent aux Enfers, les faux-fuyants de Perez !
Déréliction des passages … Dans un décor raréfié, tamisé, tapissé d’ocre, tout prend la forme du silence. Il y la poussière, il y a la brume ! Tout se ramène à cette terre de Sienne ! Perception alentie, peut-être ? Quel est le devenir de ce temps suspendu ? Parmi les ombres portées de ces objets plus coagulés qu’entassés, on distingue la forme inédite des livres ! On doute cependant s’ils seront propices à la moindre lecture cursive. Parodies perdues ! Un décodage minutieux va s’imposer ! Livres d’or, livres d’art, livres d’heures … Certains ont dû servir à caler des armoires. D’autres, lus et relus, parcourus comme des sentiers, sont certainement des inédits, des éditions originales … Sources et ressources ! In folio ou sagesse ? Des romans superposés servent de siège à un passager dans la nacelle de son ballon captif.
C’est qu’ils parcourent le monde, les quidams de Perez, avec un anneau de Saturne en sautoir. Sont-ils lecteurs ou écrivains ? Les signes se croisent, chemins de traverse, rayons, correspondances. Le temps, pour l’espace, de se déployer. Perez sculpteur prend ses livres au pied de la lettre. Les livres sont des volumes. Les livres participent, à la mesure de leurs évocations singulières, à l’embarquement …
Bienvenue à bord, livres de papier, essais, recueils, précis, livres de chevet, entre la lettre et l’esprit, parmi les rebuts, les épingles, les ficelles, les rendez-vous manqués ! Perez les entasse, les isole, il s’en empare en tant qu’objets dans sa table de matières. Ils se lisent comme se dessinent des barques, selon des médianes où la géographie des lignes passe avant l’histoire : « Arriver à cette sobriété, cette simplicité qui n’est ni la fin ni le début de quelque chose. Involuer, c’est être « entre », au milieu, adjacent. Les personnages de Beckett sont en perpétuelle involution, toujours au milieu d’un chemin, déjà en route. » (Gilles Deleuze, Claire Parnet, Dialogues). « Entre », voilà la position sans paysages des tableaux de Perez.
Alors, il y a la joie de la forme! Détour par l’atelier ! Tentation du vide, gravité, absence ! Couleurs dirimantes, allusions aux remous vénéneux, aux fleuves tristes, aux zigzags ! Et tentations parallèles de la rime, préparation simultanée des couleurs et des formes. Chemin et méthode, voie active. La sculpture permet de rendre l’incertitude objective. « On est moins seul face à une sculpture, dit Perez, il y a les matériaux, les idées un peu plus présentes, la lumière qui se pose seule, les lois physiques qui font que « ça tient » … Pour une peinture, on ne sait jamais si ça tient vraiment … » (Entretien avec Charlotte Waligora)
Effet de la matière en action ! Le fabricateur reprend la main et se repère ! La sculpture est une peinture qui « tient » ! Entre deux eaux, entre deux airs, entre deux rives … Les livres enveloppent, avec la singularité de leurs évocations, les passagers en rupture qui gardent autour d’eux les épingles, les rondelles, les rebuts insignifiants, les bobines, les bois flottés et les fragments de sable. L’objet, le sujet se répondent ! Comme les figures les objets perdus trouvent des équilibres et les diffusent au passage.
Marc Perez : « J’ai voyagé entre les murs de mon atelier… Après tout peindre, c’est aussi cela ; oser se perdre, naviguer sans repère, et parfois se retrouver … »