“Art happens”
Si forte soit, dans les tableaux de Cherel, la puissance d’une invitation à embrasser, depuis le promontoire fictif – talus, berge, haute falaise, d’où il paraît avoir été surpris, un paysage, le sentiment de cet appel se conjugue aussitôt à l’idée que ce mot de paysage, arrimant l’oeuvre à un genre où à une famille presque désuète dont les derniers rejetons auraient depuis longtemps déserté la peinture pour ne plus subsister que dans certains parages de la photographie, viendrait forcer ou réduire l’expérience et que l’espace, la plaine, le fleuve, resteront à jamais réfractaires à cette définition trop simple, trop heureuse, trop exiguë, rémunérant mal l’effet de sortilège et de défi que ces visions prodiguent.
A ceci plusieurs motifs.
Le sang de ce lignage a été profondément mêlé, sa pureté touchée par le remous qui a conduit nombre d’observateurs minutieux et patients de la lumière vers les logiques captivantes de l’abstraction: on songerait là aux rayonnements quasi mystiques d’un Rothko? Sauf qu’à l’éclat qui persiste encore vaguement dans certaine lueur sont adjointes des masses de ténèbres, sombres, les blocs d’une matière éteinte: le soir vient.
L’air, la terre, l’eau, les trois éléments convoqués dans une tradition du paysage ont atteint ici une indistinction relative, déjouant les repères d’une lecture imaginaire: on y reconnaitra les formes primordiales d’une géographie, mais leur détail est congédié, leurs matières emmêlées. Il y a comme une grande liquidité qui prend le tableau, qui en lave, jusqu’à les noyer les zones trop précises. Mais cette façon de générer un certain flou (comme ça se voit dans les photographies, justement), n’est sans doute pas le plus déterminant ou le plus original levier de cet art.
Le défi véritable est ailleurs: quelque chose, devant ces tableaux, nous tient en respect: non seulement que ces immensités, pour parler des vues de plaines et de fleuves soient rétives à l’exercice inévitable pourtant d’une localisation – non, nous ne sommes en vérité nulle part, ni en Bretagne ni dans une Amazonie – mais il y a plus: quelque chose provoque et retient en même temps une envie que l’on aurait de connaître de tels lieux: on aimerait mais aussi on se garderait bien de les visiter, plus encore de les habiter. Saurait-on ? Nul route n’y conduit, ne permet d’y accéder. Pas de voyage. On se réserve.
Seule concession à l’humanité d’un monde, à une ébauche d’humanité –mais n’est-ce pas plutôt la fin ? – des maisons flottant sur l’étendue herbeuse, terreuse, comme les pousses sommaires et uniformes nées d’une averse, recèleraient une vie très abritée, obscure, oubliée et peut-être gnostique, repliée sur ses mystères. Tournant ensemble, comme des fleurs dans leur quête, leur pignon blême vers un même invisible foyer, occupées parfois d’un rudiment de dialogue avec leur reflet, offrant peu d’ouverture aux lividités du jour, elles semblent se clôturer d’un mutisme obstinément rallié aux forces telluriques, aux toisons anuitées de la lande et des bois, à la rumeur minuscule des sources.
Ces demeures blanches dans la plaine, on les dirait chargées du signe discret et ténu, mais incroyablement actif, d’un là-bas que nous n’atteindrons plus jamais.
Les fleuves, les arbres, sont rendus à leur extrême solitude, à leur fatalité d’espèce.
On dirait qu’une chose sans nom désormais un peu étrangère à nous se tient à distance. Une présence, têtue, massive, préhistorique, et pour tout dire assez brutale réside et s’étend, à perte de vue.
Nous sommes les étrangers.
Aux puissances nues, chtoniennes, silencieuses, que nous avons quittées. Ou que nous avons recouvertes du brouhaha de nos circulations, de nos mesures, de notre hâte.
A cette perte, à cet effacement d’un lien, à ce que tout le monde pressent malgré la fièvre et les spasmes, bien des “artistes” opposent aujourd’hui communément un ensemble de procédés qui tiennent du sarcasme, de la dérision. S’y accorde alors le cynisme des opérations de la “création de valeur”.
L’art sombre de Cherel est beaucoup plus sérieux.
Sa tension propre est celle du crépuscule. Mais il faut dire aussi que ce crépuscule est sans ombres, sans chemins et sans promesses. Une melancholia, que les trépidations du suicide urbanisé et les progrès de la raison bureaucratique s’acharnent à rendre obsolète ou scandaleuse, trouve ici une forme où s’emmêlent les fluidités blafardes d’un ciel vide et l’écart, le dénuement, la pauvreté de ceux qui persistent à le regarder.
On pourra s’étonner de ce que la peinture humblement retrouve par des moyens ne relevant pas, par système, d’une défiguration du monde, autant de lucidité et de trouble splendeur.
Mais on ne sait pas bien comment surgit l’art. “Art happens” disait Whistler, l’art survient toujours. Ce que Jorge-Luis Borgès traduisait somptueusement à l’aide d’un passage johannique: “L’Esprit souffle où il veut”.